Arabes et Israéliens ont fait leur entrée en scène sans paraître se voir. Ils n'osent pas encore se regarder en face. Pas le premier jour. Les Jordaniens se figent à leur place. Les Égyptiens affectent de chuchoter, de se concerter. Les Israéliens se passent de petits bouts de papier, comme s'ils avaient chacun besoin d'un ordre écrit pour commencer à négocier avec l'ennemi. Kissinger sourit comme s'il venait de réussir une prouesse, et Gromyko, comme le veut l'étiquette asiatique du Kremlin, prend un visage impénétrable plus neutre que la Suisse elle-même. Eban a l'air le plus crispé de tous.
On a même mis le couvert des absents: les Syriens. On a taillé leurs crayons, rempli leurs verres d'eau fraîche. Pour bien montrer qu'on ne les oublies pas, qu'on les attend, qu'on fêtera leur arrivée. On a simplement été obligé de commencer sans eux parce que le temps presse. Ce ne sont pas vraiment des absents, plutôt des convives en retard.
Tout était prêt, on allait entrer en séance, lorsque, soudain, ʾIsmāʿīl Fahmi, le ministre des Affaires étrangères égyptien, déclara qu'il ne siégerait pas, comme le voulait l'ordre alphabétique, à côté des Israéliens. Eban répliqua aussitôt qu'il ne tolérait pas que sa délégation soit mise à l'écart et séparée des autres par la table vide des Syriens. Kissinger foudroya du regard les jeunes génies se son brain-trust qui n'avaient pas su prévoir cette difficulté. Mais cette intransigeance de dernière heure était surtout, en réalité, un symptôme encourageant: il faut êre bien proche l'un de l'autre pour ne pas pouvoir se supporter physiquement.
C'est d'ailleurs l'Égyptien qui trouva lui-même la solution: l'Égypte et Israël ne siégeraient pas côte à côte mais face à face.
Un observateur irakien déguisé en journaliste se trompe de porte et entre dans le bureau de presse israélien. Il en ressort comme s'il avait marché sur un guêpier. La paix commence souvent comme ça, par une erreur de porte.
La conférence a son palaix officieux: l'hôtel Intercontinental, une caserne de 400 chambres qui surplombe le lac enveloppé de brume. Au cinquième habitent les Égyptiens, au sixième le sécretaire général de l'O.N.U. lui-même, Kurt Waldheim, froid, discret. Au septième, c'est le caravansérail américain: gardes du corps intraitables, jeunes spécialistes du Moyen-Orient, jeunes femmes énigmatiques aux fonctions imprécises, maîtres Jacques indispensables aux voyages-miracles du docteur Henry. Enfin, au neuvième, les Jordaniens, qui se méfient de tout le monde et sourient à tout le monde.
Au lendemain de la séance inaugurale, il y eut une réunion de clôture provisoire. C'était un samedi et, pourtant, les Israéliens avaient accepté de siéger, malgré le Sabbat. Les délégués jordaniens, détendus, avaient même allumé des cigares. Pour célébrer la suspension de la conférence, le docteur Kurt Waldheim avait même voulu offrir un verre aux délégations. "Il est trop tôt pour mondaniser", a dit sévèrement l'Égyptien. Ce qui veut dire que ce temps-là viendra lui aussi. Cest la paix suisse qui vaut mieux que toutes les bonnes guerres.
François Caviglioli. Paris Match 1287 (5 janvier 1974).
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