Friday, June 17, 2022

ʾAtābegs et ʾAyyūbīdes

 


 Cette époque marque pour Damas une véritable renaissance, dont la cause est, en dernière analyse, l'installation dans la ville d'une cour princière. Le souverain est entouré non seulement de ses troupes à gages et de sa garde d'esclaves "mamelūks", sur la fidélité de laquelle il peut compter, mais encore de ses collaborateurs, de ses officiers et même de ses parents, tous suivis eux aussi de leurs familiers et de leurs propres mamelūks. Il se produit ainsi un apport de population qui peut paraître médiocre en valeur absolue (quelques milliers de population tout au plus), mais dont on ne saurait assez souligner l'importance, car les abondantes ressources financières dont disposent ces nouveaux venus constituent un élément appréciable de prospérité économique.En effet, il faut non seulement subvenir à leurs besoins journaliers, qui sont considérables, mais encore satisfaire leur goût de luxe: c'est presque exclusivement pour eux que les petites gens vont travailler, l'ordre enfin revenu, le commerce et l'industrie vont connaître un nouvel essor.


les ʾAtābegs Seljūqīdes et lʾAyyūbīdes marquent en outre Damas d'une empreinte durable en lui conférant les caractères d'une place de guerre et d'un centre intellectuel et religieux.  Leur attitude politique est tout entière tendue vers le triomphe de l'Islam Sunnite, qu'ils assurent à l'extérieur en combattant par les armes les Fāṭimīdes et les Croisés, à l'intéreur en menant une active propagande contre les hérésies šīʿites: ils accordent donc une attention particulière à l'entretien des ouvrages militaires destinés à défendre la ville (menacée à deux reprises par les Francs, en 1129 et 1148) et à la construction de "madrasas" qui leur fourniront des fonctionnaires formés selon les préceptes de l'orthodoxie.

Les préoccupations militaires des princes se traduisent - en plus de la construction de la citadelle -  par la réfection du rempart, effectuée au cours du douzième siècle, selon des principes encore tout voisins des méthodes de fortification romaines et byzantines. En outre, un nouveau mur est construit au début du treizième siècle en avant du premier, sur une partie du front nord: il semble qu'il y ait eu là, comme à Alep, l'effet d'un plan de modernisation de toute l'enceinte, plan dont l'exécution aura été interrompue par l'invasion mongole de 1260.

En rapport très étroit avec la vie militaire, sont aussi les deux hippodromes sur lesquels le sultan, ses officiers et ses troupes viennent périodiquement jouer au polo à cheval, pour entraîner leurs montures et se maintenir eux-mêmes en forme en vue de la guerre sainte. L'un deux, "l'Hippodrome Vert" (al-Maydān al-ʾAẖḍar) s'étend à l'ouest de la ville, sur la prairie au bord du fleuve; c'est un vaste terrain de 500 mètres x 150 mètres environ, pourvu à chaque extrémité de bornes indiquant les buts et sans doute entouré d'arbres. Le second, moins grand, se développe au sud de la ville, sur un sol rocailleux qui lui vaut d'être appelé "l'Hippodrome des Cailloux" (Maydān al-Ḥasa).

Sous l'influence de l'activité économique, les faubourgs connaissent une extension nouvelle, à telles enseignes que deux d'entre eux (al-ʿUqayba العقيبة et Šāġūrالشاغور) se voient doter chacun de leur grande-mosquée particulière.

Mais le fait principal qu'on doive enregistrer à cette époque est une tendance très marquée vers la discrimination topographique des communautés religieuses, mouvement amorcée sans aucun doute durant les siècles antérieurs et destiné à s'amplifier au cours des époques suivantes: les Chrétiens se groupent progressivement dans l'angle nord-est de la ville, les Israélites au sud-est; les Musulmans forment une majorité chaque jour plus importante dans la partie occidentale de l'agglomération. 

La répartition des Musulmans dans la partie occidentale de la ville influe, bien entendu, sur la répartition topographique des nombreux édifices, à eux destinés, que l'on bâtit alors. C'est à proximité de la Mosquée des ʾUmayyādes que se situent - outre l'Hôpital de Nūr ad-Dīn (al-Māristān البيمارستان النوري), l'un des plus fameux qu'ait connus l'Orient médiéval - plusieurs couvents, et surtout quantité de ces madrasas chargées de propager parmi la population, avec la connaissance des sciences islamiques, l'attachement à l'orthodoxie; en sus de d'enseignement, toujours gratuit.

D'autres  madrasas s'élèvent à une certaine distance en dehors de l'enceinte fortifiée, dans un isolement favorable à l'étude et à la prière. Ces fondations extra-muros forment deux groupes principaux: l'un, dominant l'Hippodrome Vert, au lieu où la légende places les tombeaux des Barmécides (qubūr al-Barāmka قبور البرامكة), est bientôt entouré par le Cimetière des Ṣūfis (مقابر الصوفيّة); dans le second, au flanc de la montagne qui domine Damas, les madrasas, les couvents et les monuments funéraires se pressent en tel nombre qu'ils constituent un véritable bourg suburbain, aṣ-Ṣāliḥīya الصالحيّة (du nom du šayẖ ʾAbu Ṣāliḥ, fondateur du premier édifice qui ait été élevé là), qui ne tarde pas à posséder, tant sa population est dense, son sūq et sa grande mosquée. À proximité de cette dernière s'installe en outre une colonie de kurdes venus à la suite de leur compatriote Saladin. Ces faubourgs, s'ils apparaissent comme des prolongements culturels de la ville, continuent néanmoins pendant plusieurs siècles à mener leur existence autonome, distincte de celle du centre urbain.

Au surplus, cette floraison de monuments ne modifie pas autant qu'on pourrait l'attendre l'aspect général de Damas. Ce sont, sans doute, des édifices bien conçus et bien construits, dont les façades en pierre de taille contrastent avec les murs de torchis qui les environnent; mais leur silhouette ne s'accuse pas franchement au-dessus de la ligne des terrasses, et les coupoles qui y surmontent la tombe du fondateur ne sont ni assez hautes, ni assez volumineuses pour ne pas se perdre dans le panorama. La construction de ces madrasas demeure donc à peu près sans influence sur l'esthétique de la ville.

L'attachement des souverains pour la "sunna" leur fait encore ériger dans les divers cimetières - qui se développent naturellement devant les portes de l'enceinte - notamment dans la grande nécropole de la Petite Porte (maqbarat al-Bāb aṣ-Ṣaġir مقبرة الباب الصغير) des monuments commémoratifs aux points où la tradition reconnaît les sépultures des Compagnons du Prophète.






Jean Sauvaget. Esquisse d'une histoire de la ville de Damas. Revue des Études islamiques, 1934, p. 422-480.




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