Les Mamlūks
le facteur qui détermine d'une manière en quelque sorte exclusive l'évolution de Damas à cette époque est la prépondérance incontestée qu'acquiert dans la structure de l'État l'élément militaire, composé uniquement d'esclaves et d'affranchis, tous gens incultes, rapaces et brutaux, parmi lesquels se recrutent, du dernier des fonctionnaires au sultan lui-même, tous les dirigeants.
Par une anomalie apparente, l'activité économique de la ville connaît durant cette triste époque un développement prodigieux: c'est que tous ces aventuriers, qui ne doivent leur élévation qu'au caprice de la fortune, qui vivent, en outre, sous la menace constante de l'assassinat ou tout au moins de l'emprisonnement, ne songent à rien qu'à jouir et s'entourent d'un faste inouï. Tous les métiers dont la présence d'une cour princière avait favorisé l'essor au cours des siècles précédents doivent satisfaire le besoin de confort et le goût de l'ostentation dont témoignent ces parvenus: Damas devient ainsi une grande ville industrielle, spécialisée dans l'article de luxe, dont la production alimente un commerce intérieur considérable.
On l'exporte aussi au loin. Les Croisades ont eu pour effet de renouer les relations, longtemps interrompues, entre la Chrétienté occientale et l'Orient musulman. Mais l'Europe, pleine alors de vitalité, n'a pas encore dépassé l'horizon géographique étroit de l'Antiquité classique; le Levant se trouve être le seul marché de produits exotiques (épices, soie, matières tinctoriales, etc.) qui lui soit ouvert: Venise, Pise, Gênes et les ports du Midi de la France, l'exploitent avec une habileté consommée et s'y assurent la prépondérance commerciale. Damas profite dans une certaine mesure de ce grand mouvement d'échange. À vrai dire, elle se ressent de la concurrence d'Alep, qu'avantage une meilleure situation géographique; son séjour, aussi, est particulièrement pénible aux Francs qui s'y trouvent à la fois soumis à l'arbitraire du gouverneur, un des plus puissants personnages de tout l'empire, et en butte à l'hostilité de la population, prompte à les lapider s'ils osent paraître à cheval ou s'ils négligent de ceindre leur tête du turban bleu des Chrétiens. Les marchands européens ne fondent donc à Damas aucun établissement durable qui aît acquis de l'importance, mais, à l'exemple de Jacques Cœur, ils paraissent fréquemment sur la place, qu'ils approvisionnent en draps des Flandres, et, à l'occasion, en esclaves tirés des colonies génoises de la Mer Noire. En retour, ils y achètent, non pas des matières premières comme à Alep, mais les précieux produits de l'industrie locale: des soieries "damassées", des cuivres "damasquinés" d'argent, les fameuses lames "de Damas" auxquelles un burinage reçu avant la trempe donne l'aspect de la moire, enfin les incomparables verreries ornées d'émaux translucides, ces "verres à ouvrage de Damas" que mentionnent les inventaires du mobilier des rois de France et dont s'enorgueillit le trésor de mainte cathédrale d'Occident.
Cette activité industrielle se traduit nécessairement dans l'évolution de la ville par une nouvelle extension des sūqs qui s'accompagne, du fait de la prépondérance de l'élément militaire, d'une véritable différenciation des lieux d'échange suivant leur clientèle.
Les tanneries (indispensables pour la sellerie) deviennent si nombreuses que les fabriques de papier, jadis situées à côté d'elles, doivent se transporter sur un nouvel emplacement. En même temps, les fours des potiers se multiplient au point de continuer un véritable faubourg en dehors de la Porte Orientale, car leurs produits, où transparaît l'influence des porcelaines chinoises, sont assez prisés pour s'imposer même à la clientèle du Caire. Quant aux places sur lesquelles se tenaient jadis le marché au bestiaux et le marché du dimanche, elles disparaissent, ayant perdu leur raison d'être, et se couvrent de maisons.
Car la nécessité d'une main-d'œuvre plus abondante provoque naturellement un accroissement de la population. Deux faubourgs surtout se développent, et ce sont bien des quartiers de résidence (on en trouve la preuve dans leur nom, tiré de la suwayqa où viennent se ravitailler leurs habitants). Vers le Sud-Ouest s'allonge, sur la route qui mène à Acre, à Tyr et en Égypte, as-Suyayqa السويقة par excellence ("la suwayqa = petit marché"), pourvus de nombreux caravansérails qu'exige le trafic routier; au Nord, sur la route d'aṣ-Ṣāliḥīya et de Beyrouth, Suwayqat Ṣārūja سويقة صاروجا (Suwayqa de Ṣārūja: personnage non identifié) où logent de préférence officiers et soldats, à proximité immédiate du Marché aux Chevaux.
La Citadelle a son statut particulier: pour qu'elle ne puisse servir de point d'appui aux gouverneurs en cas de révolte de leur part, on leur retire toute autorité sur elle, et jusqu'au droit d'y pénétrer. Elle a son commandant particulier, qui dépend directement du sultan: même en l'absence de ce dernier, elle conserve son caractère de ville royale. - Le gouverneur, lui, réside dans l'ancien Palais de Justice, où sont également logés ses bureaux.
Jean Sauvaget. Esquisse d'une histoire de la ville de Damas. Revue des Études islamiques, 1934, p. 422-480.
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