Les rues antiques se développaient sans solution de continuité, suivant un tracé rigoureusement rectiligne, et avec une largeur constante. Les rues médiévales , elles, se terminent fréquemment en cul-de-sac; soit que l'on considère l'ensemble de leur tracé, soit qu'on s'attache au seul détail de l'alignement, la ligne droite n'y constitue qu'une exception; enfin, leur largeur est de la plus grande irrégularité (photo): elles se réduisent par places à un boyau d'une étroitesse extrême, à peine suffisante pour donner passage à un homme. Elles sont cependant en rapport topographique incontestable avec les rues antiques, puisque beaucoup d'entre elles retracent encore sur le terrain avec une fidélité relative la direction et le rythme régulier des artères hellénistiques. On est ainsi amené à conclure que l'ordonnance antique a été disloquée et altérée, d'une façon lente et progressive, par une série ininterrompue d'empiétements sur la voie publique.
Ceux-ci ont pu s'effectuer avec d'autant plus de facilité que le statut des villes ne fait l'objet d'aucune disposition particulière de la part de la Loi islamique. Il n'est plus d'institutions municipales. l'agglomération urbaine n'est point, comme elle le serait en Europe à la même époque, inféodé héréditairement ou érigée en corps privilégié. Partie intégrante et indivise de la grande communauté musulmane, il n'est plus personne qui soit habilité à gérer ses destinées en pleine connaissance de cause, et d'une manière exclusive: les pouvoirs du muḥtasib, avant tout d'ordre prohibitif, ne lui confère guère d'initiative et le gouverneur, qui a pour fonctions essentielles d'assurer la défense du territoire et la rentrée de l'impôt, n'envisage guère la ville que comme un agrégat de contribuables, élément positif ou négatif de l'ordre publique. Au surplus, l'insécurité qui affecte leur charge les empêche de s'attacher d'une manière efficiente à un séjour qui n'est sans doute pour eux que momentané; la complaisance envers les puissants et la vénalité sont les mobiles principaux de leur conduite.
Il en résulte, fait gros de conséquence, que la ville n'est plus considérée par personne dans l'État comme une entité, comme un être en soi, complexe et vivant: elle n'est plus qu'une réunion d'individus aux intérêts contradictoires, qui, chacun dans sa sphère, agissent pour leur propre compte, sans tenir compte du voisin et en utilisant les circonstances au mieux de leurs buts personnels; les seuls groupements organisée qu'on y rencontre - les corporations et les quartiers - n'échappent pas à la règle générale: l'évolution de la ville n'est plus que le résultat d'une somme d'initiatives privées. Une valeur spéciale s'attache toutefois aux gestes des princes et des puissants, car se sont eux qui vont déterminer l'attitude des petites gens qui forment la part la plus nombreuse et la plus active de la population.
Ces caractères, la ville les conserve sans grande modification non seulement durant tout le Moyen Âge (au sens occidental du mot), mais aussi durant toute l'époque moderne: ils ne commencent à s'atténuer que lorsque entrent en jeu les influences européennes, au milieu du dix-neuvième siècle.
Jean Sauvaget. Esquisse d'une histoire de la ville de Damas. Revue des Études islamiques, 1934, p. 422-480.
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